Cinq interprétations professionnelles d’une même partition familiale 

RÉSUMÉ

                Cet article aborde l'élaboration de l'identité de l'enfant dans ses points de rencontre, d'ancrage éventuel, avec « l'identité familiale » (parentale dans le cas analysé).
              Les cinq membres d'une fratrie ont réinterprété jusque dans le choix de leur profession l'absence d'identité linguistique et nationale de leurs parents, langues et frontières constituant la trame commune de ces sept cheminements. Après avoir analysé la façon dont cette fratrie se retrouve dans une identité familiale tout en se diversifiant dans une identité socioprofessionnelle propre à chacun, nous évoquons rapidement deux autres enfants dont l'identité a été piégée là où identité des parents faisait faillite.
             Le premier enfant s'était réfugié dans le mutisme, le second de s’autorisait pas à savoir lire et écrire. Il aura fallu une psychothérapie pour pouvoir se dégager de l'identité parentale et ne pas se perdre là où elle vacillait ; à l’inverse la fratrie dont nous décrivons la « quête identificatoire » n'a pas eu recours à la psychanalyse, utilisant l'espace social pour les faire évoluer sans les symptômes familial.
             Cet article a pour thème l’identité que se forge l'enfant à partir notamment de l'identité de ses parents et dans la nécessité pour tous de prendre place dans langues et nationalités. À la fin nous revenons à la fratrie dont nous étudions l'histoire pour conclure sur la question du sujet de la parole au-delà des différentes langues.

ABSTRACT

         The development of a child’s identity is analyzed where it meets up with, and eventually crystallizes around, the « family identity », parental in this case.
      The parents’ lack of linguistic and national identity is revealed by the five children, who have reinterpreted this family symptom even in their choices of occupation. After studying how the siblings are united in the family identity but also branch off, each into his own professional activity, we sketch the cases of two other children whose identity was caught in the wen of their parents’ shortcomings.
      The first child took refuge by becoming mute, the second refused to learn to read and write. Psychotherapy finally allowed them to free themselves whereas up the sibling set did not seek psychoanalytical help but instead used the social space in which they evolved to air the family symptom.
           Thus we study how a child builds up his identity on his parents’ and the need for all members of a family to find their place in language and nationality. A cursory history of the siblings set allows us to end with the question of who is speaking behind and beyond the various languages.

           L’identité que se forge un enfant rencontre vers l'âge dit adulte l'épreuve décisive de son inscription dans le domaine social, le choix conscient ou hasard d'une profession en étant généralement un aspect.
            Nous nous sommes intéressée à la façon dont dans des professions des membres d'une fratrie de notre connaissance se dégage une forte identité familiale. Les cinq enfants semblent avoir tiré à partir de la fragilité de deux composantes de l'identité de leurs parents - la langue et la nationalité - des éléments identificatoires les marquant d'un même prix, à reprendre chacun à sa manière, pour à la fois se retrouver dans une belle image familiale et se diversifier dans une identité propre.
             Cela s'est fait inconsciemment, sans éclat, sans rien qui attire l'attention et rende le résultat flagrant.

           Car il faut y regarder de près pour repérer que cinq cheminements ne sont que la remise en œuvre de ce qui vacillait dans l’identité des parents.

* * *

           Il était une fois la première guerre mondiale. Le sol pour lequel et sur lequel mourraient les soldats portaient des noms de pays, dont les frontières fluctuaient sur les cartes d'état-major.
              On mourait - mais on naissait aussi.
              Chassée de France par la guerre et le jeu des alliances entre nations, une Italienne rentra « chez elle » avec son italien de mari et mit au monde, en arrivant, celui qui sera le papa dans cette histoire.
        Et la maman ce sera l'enfant qui naquit la même année à Fiume, ville italienne à l'époque, ville yougoslave en fait, et qui le redevint après. Son père était un Alsacien qui aimait voyager et sa mère une Yougoslave qui aima le voyageur.
             Dès leur conception, ces deux personnages sont donc placés sous le signe du drame de leurs parents, de la cruauté des « hasards de la guerre », empêchant la mise en place de repères linguistiques et nationaux ayant une valeur reconnue.
              Appelons ces personnages Pasquale et Anka.
             Pasquale n’entendit parler durant trois ans que le patois montagnard de ses parents, originaire d'une petite ville frontalière. Sa famille revint en Lorraine dès la fin de la guerre.
             Les langues maternelle de Anka furent sur le serbo-croate, un dialecte italien et l'allemand, qui par la suite servit de langue véhiculaire à sa mère en France. Anka ne savait pas le français lorsqu’à ses sept ans et elle arriva à Strasbourg, ville frontalière d'Alsace.
          Elle y retrouva les traces d'une souffrance familière : celle d'une région déchirée entre deux pays comme l'était sa région natale.

           Si ses papiers d’identité la font naître en Italie, c'est dans la nationalité de sa mère qu’elle se sentit toujours profondément ancrée.
             Pasquale grandit en Moselle, parlant un patois italien à la maison et le français, appris à l’école, hors de chez lui. Son père était maçon, il serait architecte.
          Il vint faire ses études à Strasbourg. Il y rencontra Anka, qui elle aussi parlait le français en toute occasion « sociale » mais utilisait une autre langue en famille. A vingt-trois ans, bravant son père, il demanda la nationalité française, que depuis l’enfance il vivait comme sienne.
              Pasquale et Anka se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

* * *

             Ils eurent cinq enfants… qui inventèrent cinq manières de revivre, de remettre en jeu - d’interpréter l’histoire de leurs parents.
               Tant il est fatal que les « histoires vraies » na s’achèvent pas mais se prolongent à l’infini.
               Ainsi, nous avons laissé Pasquale jeune architecte, marié et déjà père d’un enfant.
              Quelques mois après, l’Histoire, à nouveau, vient briser le déroulement de cette histoire. A nouveau la guerre, l’exode. Et Pasquale y perd ce qu’il s’était donné comme « identité sociale » : il ne sera jamais architecte.
            Mais il ne s’écarte pas totalement de cette voie et après ma guerre il prend la direction d’un centre formant des ouvriers du bâtiment.
               Sa famille compte alors cinq enfants. Deux sont nés après la guerre, un est né avant et deux sont nés pendant, les trois aînés gardant de cette époque une empreinte qui a peut-être contribué à ce que leurs professions aient un côté très concret, plus sur le versant de la question des frontières que ne le sont les professions des deux cadets.
          Mais les cinq enfants, sinon dans leur profession, du moins dans leur façon de les pratiquer, interrogent la possibilité pour une parole de s’enraciner dans une langue ou des langues en supprimant les frontières. En arrière-plan se dessine le problème du pays de naissance, du pays d'élection et de la nationalité.
            Dans la mesure où cela a été vivifiant et moteur, il nous semble inadéquat d'évoquer une névrose familiale qui se serait communiquée en sourdine aux cinq enfants. On peut cependant souligner qu'ils « répètent », même s'ils le réinventent, un rapport original à la langue, une sorte de filiation qui double la filiation biologique et légale.

               Professionnellement, les deux aînés ont mené leurs investigations sur l'identification par la langue et le pays en la transposant hors langue dans une interprétation dans l'espace.
               Stéphane, le premier, est devenu géomorphologie, cartographiant expertisant les sols dans différents pays.
             Jean, le second, également géographe, s'est davantage intéressé à la géographie humaine, voyageant aussi. Au fond, le premier s'occupe de la terre, le second de ses habitants.
              François, le troisième, a pris en apparence le contre-pied de ses frères, ne gardant de leur errance que la caractéristique d'avoir quitté sa région natale. S’établissant comme médecin « au cœur de la France », il s’y est aussitôt solidement implanté, comme s’il relevait le défi vécu si douloureusement par son père. Pasquale avait subi sans répondre les allusions à « l'étranger venu manger le pain des Français », tandis que François revendique à la fois ses racines étrangères et sa nationalité française. Sa devise pourrait être « J'y suis, j'y reste ». On ne le fera pas bouger d'un pouce le lieu qui s'est choisi, et parallèlement il est celui de la fratrie qui transmet le plus à ses propres enfants les reliques linguistiques familiales, qui maintiennent réellement une tradition familiale.

            Professionnellement, les deux plus jeunes vivent directement à travers la question du langage – qui s'incarne en langue(s) – celle de l'identité par la langue. Mais la notion de nationalité reste présente.
         On pourrait dire que les deux aînés situent leur interprétation dans l'espace, avec un arrière-plan linguistique ; que les deux plus jeunes situent leur interprétation dans un « espace symbolique », avec en arrière-plan l'intervention de la notion de frontière.
            En effet, Béatrice, la quatrième de la fratrie, linguiste, s’intéresse particulièrement à l'étude stylistique des langues.
           Autant Béatrice s’interroge sur LA langue à travers LES langues, sur l'universalité du fait langue, autant Roland, le dernier, a choisi un langage sans frontières, celui, universel et unifiant, des mathématiques où la diversité des langues ne fait pas barrière.
           Il est d'ailleurs significatif que Béatrice et Roland soient aussi ceux dont choix est le moins viable socio-professionnellement : devant la quasi-impossibilité d'avoir pour métier la recherche rémunérée, Béatrice exerce une profession « adjacente » et Roland enseigne les mathématiques, ce qui les maintient proche de leurs centres d'intérêt.

           Bien que Anka soit française par filiation et Pasquale par naturalisation (naturalisé français, quelle curieuse formule ! » pour mettre en accord sa nationalité avec le fait qu'à partir de trois ans il s’était vécu comme français, les circonstances avaient fait de Pasquale et de Anka des étrangers en France.
              Leurs enfants l’ont vécu quotidiennement dans une langue familiale aux résurgences étrangères : un « bon français » enrichi d'expressions du patois italien de leur père et de dialecte italo-croate de leur mère. Et c’est au contact des autres enfants qu'ils ont réalisé peu à peu que de l'étranger s'était infiltré dans leur français !
           Ils auraient pu le rejeter : ils l'ont gardé, trésor les liant mystérieusement, sorte de rempart qui les protégeait comme formant un tout, même s'il les mettait un peu à l'écart des autres.
         Cet aspect « étranger » était devenu l'ombre des origines parentales, incorporée par les enfants et régurgitée en une espèce de langue familiale propre où s’était enracinée leur parole. Cette ombre étrangère mettait « dedans » ce qui sinon serait resté « dehors », unifiant leurs différentes nationalités.
          Pasquale et Anka n'ayant ni frontières nationales ni langues indiscutables, donc reconnaissables et reconnues comme leurs une fois pour toutes, se sont donné une identité qui n’a été transmissible que parce que leurs enfants ont pu la réinterpréter chacun a sa manière –pour en transmettre éventuellement quelque chose à leur tour.

           De même que cinq auteurs aurait écrit cinq romans différents sur le même thème, Stéphane, Jean, François, Béatrice et Roland ne se sont pas contenté de recopier le roman de leurs parents mais y ont inconsciemment décelé les thèmes fondamentaux pour les mettre en œuvre.
              François, à la charnière, le seul, nous le disions, à s'être ancré fermement de la nationalité et sur le sol que voulait léguer Pasquale, a choisi une profession prometteuse de reconnaissance sociale, de respect, de notabilité même dans une petite ville. C'est celui qui semble reprendre, même aux yeux de son père, l'ascension interrompue : maçon–architecte–notable. De plus, il vit sa profession conformément à la tradition du médecin de famille.
              Il est aussi celui des cinq à ne parler que la langue française, outre le parler familial évoqué plus haut.
             Car Stéphane, Jean et Roland ont voyagé, encourageant des langues ou des bribes de langues dans les pays où ils vivaient. Eparpillés hors de France, ils ont réussi à ne jamais être dans un pays où aurait été l'un des deux autres, comme quand, adolescents, ils jouaient à la guerre en se répartissant les états sur les cartes géographiques. Ces pays sont devenus leur territoire conquis, et nous songeons à une habitude de Stéphane et de Jean, au lycée : ils agrémentaient les cartes de leurs livres de montagne et de lacs à leur nom…
         Si François s’est ancré en France, Jean s’est ancré « à l'étranger », définitivement. Il y exerce sa profession comme enseignant ; il a gardé la nationalité française.
          Le domaine professionnel de Stéphane et de Jean ignore les frontières : quelque soit leur rôle par ailleurs, elles n’en ont pas par rapport à leurs travaux. Il en va un peu de même de la profession de Roland.

               Ces professions se réfèrent à des fondements scientifiques applicable compte non tenu des frontières nationales, politiques ; la communauté scientifique permet un brassage, un échange qui crée une sorte d'espace sans frontière ou, plutôt, où les frontières sont autres, en tout cas sont universelles en ce qu'elles répondent à un consensus que ne limitent que les désaccords entre théoriciens ou chercheurs.
Stéphane et Jean ont appris la langue la plus commune aux « scientifiques » : l'anglais, langue unifiant dans ce cas.
             D'autre part, donc, ils ont appris la langue des pays où ils ont vécu. Ainsi, autant l'espace territorial est resté pour eux non assujetti aux frontières, autant les langues sont « frontalisantes », créant un « étranger » assimilable cependant.
               Mais même cette assimilation a chez Stéphane et Jean des allures originales rappelant certains traits du parler familial. Le « portugnol » de Stéphane en est un exemple : mélangeant quelques fois le portugais et l’espagnol, Stéphane a coutume d'avertir ses interlocuteurs qui s'exprime en « portugnol », nommant ainsi SA pratique des deux langues.
          Jean, lui, a fini par avoir un français mêlé d’expressions « importées » de la langue de son pays d'adoption. Il ne s'en aperçoit pas, et le français « langue paternelle » qu’il parle à ses enfants est un parler familial qui commence à se distinguer du français enseigné à l'école.

         Résumons, en ce qui concerne les langues : Stéphane et Jean pratique plusieurs langues les amalgamant avec un certain plaisir.
                 François s'en tient aux Français et à son parler familial d’autrefois.
               Béatrice, plutôt que de pratiquer sur le vif plusieurs langues, s’intéresse à leur fonctionnement, à la traduction–transposition, au style…
             Roland connait plusieurs langues, mais les a acquises pour les besoins de la communication, pour enseigner les mathématiques, « langage universel ».
           En filigrane de leur choix professionnel, Stéphane et Jean ont rejoué la quête d'identité de leurs parents en en accentuant la problématique « nationale » ; François l’a rejouée en accentuant la problématique « sociale » ; Béatrice l’a rejouée en en accentuant la problématique « linguistique » ; Roland l’a rejouée en accentuant la problématique d'une « unité ». Et l’universalité qu’il trouve dans le langage des mathématiques fait en même temps un peu frontière entre lui avec ses pairs et tous les autres.
              Cela reproduit à une autre échelle ce qui s'était passé durant l'enfance de Stéphane, Jean, François, Béatrice et Roland, leur parler familial étant une frontière par rapport au monde extérieur.
               En instaurant ce parler familial, Pasquale et Anka recevaient en écho ce dont ils étaient eux-mêmes les héritiers, sorte de miroir où retrouver vivant les restes du parler de leur propre enfance et s’y replonger en quelque sorte. Les particularités étrangères de ce parler familial constituent un idiome-mot de passe, garant de la survivance de leur histoire.

            Ainsi, il semble bien que les cinq interprétations socio-professionnelles de la fratrie aient au pour limite, ligne de départ en même temps que d'arrivée, les deux tracés rompus dans l'identité des parents :
– un parler, familial, personnel, hybride et en hiatus avec La langue nationale quoique coexistant avec elle ;
– une identité nationale ne se superposant pas au pays de naissance, ce flou étant accru par le fait que le parler familial véhiculait diverses origines linguistiques vécues comme nationales.

          Pasquale et Anka n’ayant réussi à identifier, à reconnaître une image qui soit la leur ni dans UNE langue ni dans UNE nationalité n'ont pas pu faire passer à leurs enfants une identité où nationalité et langue auraient coïncidé.
          Au moment de prendre pied socialement et professionnellement, pour leur propre compte, dans la nationalité et la langue que leur avait donné leur naissance, Stéphane, Jean, François, Béatrice et Roland ont donc chacun pour leur part cherché leur identité.
             Là où il n’y avait pas d'item de base transmis par leurs parents ils ont construit à partir du pourquoi de cette absence.
       Ce qui fait cinq formes d'identité, apparemment différentes en toute méconnaissance de leurs similitudes. À première vue, les parents ne s’y reconnaîtraient pas et les enfants n’ reconnaîtraient pas leurs parents.
             Stéphane, Jean, François, Béatrice et Roland ont trouvé à accrocher le plus solidement leur identité aux points où l’identité de leurs parents étaient là moins solide, mettant en relief, pour ainsi dire, c'est que chez Pasquale et Anka était resté en creux.
            Nous parlons d'identité pour simplifier l'exposé ; il conviendrait mieux de dire : LES FACETTES les plus particulières de l'identité de Stéphane, Jean, François, Béatrice et Roland s’inscrivent dans les « trous », les « manques » de l'identité transmise par Pasquale et Anka.

           Parmi les mille et une tournures imagées qui pourraient rendre compte de ce qu'est l’identité, nous retiendrons celle du puzzle, aux pièces de toutes tailles, aussi biscornu et informe puisse-t-il être, qu'un sujet a réussi à mettre en place de son image, dans laquelle il se sent reconnaissable, qui fait qu'il est lui-même à ses yeux et aux yeux des autres, à la fois leur semblables et unique.

* * *

              Or l'enfant, qui n'est pas encore intégré à la société de façon autonome, dépend totalement dans un premier temps de ce qui fait l'identité de ses parents.
             Nous avons vu, dans le cas de cette fratrie, à quel point des aspects de l'identité parentale peuvent être prégnants, sinon envahissants. Stéphane, Jean, François, Béatrice et Roland ont pu réinterpréter, donc faire leur, la partition parentale. À l'opposé nous évoquons le cas de deux enfants dont l'identité s'est trouvé piégée là où l’identité parentale faisait faillite.

                Nous avons connu un enfant dont les parents étaient tous deux français. Mais la mère, très attachée à la langue espagnole en relation avec sa propre histoire, lui avait toujours parlé exclusivement en espagnol. L'enfant sentait tellement l’enjeu identificatoire de la langue pour sa mère qu'à l'entrée à l'école il a choisi le mutisme. S'il parlait espagnol, ils se fondait en sa mère ; s’il parlait français il se coupait d'elle pour risquer, peut-être, de se fondre en son père. Devant un tel risque, il s'est tu. Il arrivait à se faire comprendre sans prononcer un mot d’aucune langue, se créant une véritable « parole du silence », à laquelle il pouvait s'identifier sans prendre parti pour l'une ou l'autre des identités entre lesquelles ils se sentait tenu de choisir.
              Un autre enfant, très intelligent, ne savait ni lire ni écrire à douze ans et rien n'y faisait. Il portait le même prénom que son père, invalide, ne travaillant plus depuis longtemps. À cette caractéristique d'un père n'exerçant aucun métier, et pour l'enfant n'en ayant jamais exercé un, s’était ajoutée un jour la précision que ce père était analphabète. Les éducateurs à l'unisson serinaient à l'enfant qu'il fallait qu'il est « apprenne bien, à l'école », pour avoir un métier plus tard ; et lui, il s’était très précisément identifié à ce qui, à son échelle, correspondait à l'absence de profession pour son père. Et il s'identifiait tellement à son père par ce biais qu'il a mis très longtemps à se détacher de cette image de lui-même sans que ce renoncement implique pour lui la disparition symbolique de son père.

* * *

                Revenons-en à la fratrie dont nous parlions et à leurs parents.
            La « quête identificatoire» de cette famille montre divers processus de transformation de la trame symbolique dans ses dimensions linguistiques et socio-professionnelles. Tout se passe comme si les aînés manifestaient dans la réalité de l'espace le symptôme familial, c'est-à-dire se déplaçaient réellement, « géographiquement », traversant des frontières, explorant des territoires en surface et en profondeur, apprenant d'autres langues ; alors que dans le cas des cadets c’est dans l'espace symbolique pur que s’élabore le symptôme, par une translation des langues concrète vers leurs niveaux formels, qu’il s'agisse d'une approche universelle telle que l’introduit la linguistique, ou qu'il s'agisse de la forme logico-mathématique du principe d'identité inhérent à tout langage. Dans le premier cas le déplacement s’effectue par contiguïté, on pourrait même dire le long d'un accès métonymique ; tandis que dans le second cas le déplacement s’effectue par substitution d'un type de langage à un autre, le long d'un axe métaphorique.

             Enfin on remarquera que Béatrice et Roland représentent les polarités extrêmes de la question du sujet : d'un côté le sujet effacé du langage logico-mathématique, de l'autre le sujet présentifié dans la stylistique, sorte de « linguistique de la parole ». En outre c'est justement par Béatrice, qui interroge ainsi le sujet de la parole au-delà des différentes langues, qu’a lieu le retour du refoulé, sous un aspect sublimé, puisse que c'est elle qui saisit le domaine par lequel peut-être exprimé la théorie des différentes place des sujets de cette famille dans la trame symbolique.

Marinette Motti. Cinq interprétations professionnelles d’une même partition familiale.
In: ENFANCE, Tome 40, N° 1-2-1987. Identités, Processus d'identification, Nominations, pp. 89-94.
Disponible chez Persée.

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